Qu'est-ce que la classe ouvrière ?
Fin décembre 1920, c'est le centième anniversaire du Congrès de Tours, qui a marqué en France la séparation des communistes et des socialistes. Pourtant, ils étaient tous en faveur de la classe ouvrière.
Qu'est-ce que la classe ouvrière ? La réponse n'était pas évidente en 1920, et elle ne l'est toujours pas cent ans après, et les réponses peuvent être différentes selon les pays européens.
1Quelle proportion de la population fait partie de la classe ouvrière ?
Wikipedia indique « La notion de classe ouvrière, qui est d'abord une notion politique, se détermine par l'appartenance de fait à la catégorie sociale des prolétaires, ceux qui ne disposent pas de la propriété des moyens de production et doivent vendre leur force de travail pour vivre. ». Ce vocabulaire marxiste est utilisé depuis le XIXe siècle pour décrire les inégalités dans la société capitaliste.
Les enquêtes d’opinion de l’Union européenne (enquêtes Eurobaromètre), réalisées dans de nombreux pays européens, deux fois par an, comportent notamment la question : « Vous considérez-vous, vous et votre foyer, comme appartenant à … ? La classe ouvrière de la société / La classe moyenne inférieure de la société / La classe moyenne de la société / La classe moyenne supérieure de la société / La classe la plus élevée de la société / autre / aucun / refus de répondre ».
Telle qu’est formulée la question, on voit que « classe ouvrière » correspond à une strate très inférieure de la société, mais nous allons voir qu’elle est très variable selon les pays.
Quel que soit le pays, presque personne ne déclare faire partie de la classe la plus élevée de la société (moins de 2%), car on peut toujours trouver plus riche que soi ; ce n’est donc pas très utilisable pour les statistiques.
Dans ce document, on a fait la moyenne entre les valeurs des deux dernières enquêtes EB92 (novembre 2019) et EB93 (juillet 2020).
2L’indice de Gini sert à mesurer les inégalités dans une société
Au XXe siècle, pour pouvoir quantifier ces inégalités, on a imaginé l’indice de Gini. Cet indice est compris entre 0 et 1 : plus il est proche de un, plus grande est l’inégalité dans la société.
On peut trouver cet indice de Gini dans les publications statistiques des organismes internationaux, par exemple l’OCDE. On y trouve aussi d’autres indicateurs d’inégalité, tel que le rapport interdécile.
On peut donc imaginer que plus une société est inégalitaire (par l’indice de Gini), plus la proportion de personnes se définissant comme faisant partie de la classe ouvrière est grand.
3Corrélation entre les deux valeurs
Les pays-membres de l’OCDE ne correspondent pas exactement aux pays-membres de l’Union européenne, mais il y a quand même un grand nombre de pays dont l’indice de Gini est donné par le tableau de l’OCDE, et dont le pourcentage de déclarants « classe ouvrière » est donné par les publications Eurobaromètre.
Dans les statistiques Eurobaromètre, les sigles des pays sont les suivants :
BE Belgique BG Bulgarie CZ Tchéquie DK Danemark DE Allemagne EE Estonie |
IE Irlande EL Grèce ES Espagne FR France HR Croatie IT Italie |
CY Chypre LV Lettonie LT Lituanie LU Luxembourg HU Hongrie MT Malte |
NL Pays-Bas AT Autriche PL Pologne PT Portugal RO Roumanie SI Slovénie |
SK Slovaquie
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Oui, il y a bien une corrélation entre l’indice de Gini (= indice d’inégalité) et le pourcentage de déclarants « classe ouvrière ». Plus une société est inégalitaire, plus la proportion de membres de la classe ouvrière est grande.
Mais la corrélation est faible. R2 est le coefficient de détermination, qui indique la proportion de la variation de l’ordonnée qui est expliquée par la variation de l’abscisse. Ici, c’est 0,19, ce qui signifie que l’indice de Gini n’explique qu’un cinquième de la déclaration « je fais partie de la classe ouvrière » (car 0,19 est proche de 0,20, soit un cinquième).
Pour un même indice de Gini, il est remarquable que cinq fois plus de Portugais que de Luxembourgeois se déclarent faire partie de la classe ouvrière, alors que les Portugais constituent plus de 15 % de la population du Luxembourg. Il en est de même pour les Polonais, qui sont cinq fois plus nombreux que les Néerlandais, pour une même valeur de l’indice de Gini.
D’autres indicateurs d’inégalité, comme le rapport interdécile, donnent des résultats semblables.
4Pourquoi l’inégalité dans une société ne correspond pas à la perception « classe ouvrière » ?
Plusieurs causes peuvent être imaginées, possibles simultanément.
L’indice de Gini ne mesure pas toute l’inégalité sociale
Dans la publication de l’OCDE, l’indice de Gini semble être basé sur les revenus du ménage. La « richesse » ne dépend pas uniquement du revenu : pour un même revenu, le prix à payer pour le logement peut être très variable d’un pays à un autre, de même que les frais de scolarité pour les enfants, ou les assurances pour la santé. Le problème est semblable pour les autres indicateurs tels que le rapport interdécile.
La signification des mots est différente selon les langues (allemand, anglais, français)
En français, le premier terme proposé est « classe ouvrière », alors qu’en anglais c’est « working class ». C’est effectivement la traduction que l’on trouve dans les dictionnaires.
Mais en France, on a coutume de faire la différence entre « ouvriers » et « employés » d’après le type de métier. On peut imaginer que des employés se considèrent faire partie de la « classe ouvrière », mais aussi éventuellement que des ouvriers de métier ne se considèrent pas comme faisant partie de la « classe ouvrière ».
Pour les anglophones, « working class » peut avoir un sens différent de « classe ouvrière » pour les francophones. Pour les germanophones, « Arbeiterschicht », qui est la traduction dans le rapport Eurobaromètre de « classe ouvrière » et de « working class » peut aussi évoquer des sentiments différents.
5Les questionnaires dans les diverses langues sont difficilement accessibles
Les rapports eux-mêmes sont au mieux disponibles en allemand, anglais et français. Sur le site https://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion on peut obtenir aussi des fichiers de tableurs au format xls, mais seulement en anglais et en français (« Open Data Portal »). Pourtant, il serait utile de savoir précisément quelle question a été posée, dans leur langue, aux habitants de Slovénie ou de Pologne, donc avoir les questionnaires dans les diverses langues.
C’est difficile à trouver. À partir du site Open Data Portal, qui est uniquement en anglais, il existe un lien vers « Leibniz-Institut für Sozialwisssenschaften ». https://www.gesis.org/eurobarometer. Après un parcours labyrinthique de diverses pages, on finit par aboutir à une page en allemand sur l’Eurobaromètre 92.4 (2019). Il suffit alors de cliquer à droite sur « Fragebögen » pour pouvoir télécharger une quarantaine de fichiers pdf de questionnaires (dans les langues officielles des pays, mais aussi dans des langues minoritaires telles que le catalan en Espagne ou le russe en Lettonie).
Par exemple, « classe ouvrière » est indiquée comme « clase trabajadora » en espagnol, « classe operaia » en italien, « classe trabalhadora » en portugais.
6Pour une même langue, le choix des mots complique encore la situation
« Classe ouvrière » est indiquée « Arbeiterklasse » pour tous les questionnaires en allemand en Allemagne, Autriche, Italie et Luxembourg. C’est étrange que le mot employé dans le questionnaire (Arbeiterklasse) soit différent du mot employé dans le rapport (Arbeiterschicht).
Le traducteur en ligne reverso.net donne plusieurs traductions de « classe ouvrière » en allemand.
« Arbeiterklasse » semble indiquer un groupe social, avec son importance et sa force. « Arbeiterschicht » semble indiquer une strate sociale, ici la strate inférieure de la société, clairement inférieure aux autres couches sociales. Ce n’est pas la même chose, et on pourrait répondre positivement à « Arbeiterklasse », mais négativement à « Arbeiterschicht », ou l’inverse.
Le questionnaire en allemand semble traduit de l’anglais : d’une part la première page indique « Country Questionnaire Germany », et d’autre part chaque page suivante porte un en-tête « Translation ». Par ailleurs, les rapports officiels semblent aussi rédigés d’abord en anglais, puis traduits ensuite (parfois) en allemand.
Tout se passe comme si les rédacteurs du rapport en allemand n’avaient pas connaissance du questionnaire sur lequel est fondé leur rapport. On peut imaginer que le rapport a d’abord été rédigé en anglais, puis a été traduit en allemand par quelqu’un ignorant le questionnaire d’origine.
Les problèmes de langues nuisent à la communication directe entre habitants de l’Union européenne, mais ils nuisent aussi à la fiabilité scientifique des publications Eurobaromètre.